L’impatience était palpable à mesure qu’approchait le matin du second départ. Nous savions la clémence durable du climat qui nous attendait, en tous points contraire aux journées de novembre du Morvan ; comme l’envie d’une vengeance envers les nuages, d’un reboot de la machine, d’une mise à jour des logiciels après une succession de bugs mineurs. Nous savions également que notre première destination ne nous apporterait que de la joie tant il s’agit de notre terrain de jeu favori dont on ne se lasse jamais.
Et en cette fin d’après-midi du jour du départ, nous nous sommes posés dans un camping du Puy-de-Dôme, à Saint-Donat, à l’écart des grands axes, un terrain connu de ceux qui ouvrent les guides et les cartes ou qui font confiance au hasard. Ce camping, nous le connaissions, Mattéo et moi, pour nous y être déjà installés début juillet 2020 ; c’était l’année de la pandémie et toutes les précautions étaient encore prises par la plupart des établissements touristiques, et ce camping Perce-neige, déserté à cet instant de l’année -seul un camping-car avait trouvé refuge, garé à l’écart comme nous sur le chemin et non sur un emplacement à la demande du patron afin de protéger les parcelles gorgées d’eau et de ne pas creuser d’ornières- avait fermé ses sanitaires et montrait les stigmates d’un moment particulier dans nos vies ; le choc était rude car nous venions de quitter un camping bien plus fréquenté à Vic-sur-Cère dans le Cantal où très peu d’égards avaient été concédés au Covid et où les résidents, bien au contraire, étaient décidés à profiter des vacances et semblaient se foutre comme d’une guigne des masques et de la distanciation sociale.
Au matin, avant de partir pour notre première journée d’activités, courte mais intense discussion avec Laurent, le gérant du camping, qui après avoir récité à des campeurs de passage, et avec une fierté compréhensible, un laïus rodé depuis des années (le même qu’il y a trois ans) sur sa production artisanale de liqueurs “utilisées dans des trois étoiles” -elle est objectivement très bonne et je lui ai encore acheté une bouteille-, m’apprend qu’il rendra son tablier à la fin de l’année prochaine, que le camping fermera puisque personne ne veut le reprendre et que les agriculteurs locaux mènent une stupide guéguerre aux vacanciers (ils font tout pour les dissuader de rester et surtout de revenir, hier c’était une heure de débroussailleuse à l’heure de l’apéro, c’était « pour faire chier », aux dires de la patronne ; “et encore, c’est pas à l’heure de la sieste”), que son épicerie fermera (il s’en fout, il a deux repreneurs pour ses liqueurs) et que le patelin crèvera doucement (il s’en tape encore plus, il mettra les voiles avec son pick-up customisé en mini camping-car, direction le Maroc, la Grèce, Pétaouschnok, Glandville-sur-Mièvre ou Paumé-sur-loin). Sait-on jamais Laurent, on se retrouvera peut-être un jour sur la route.
Super-Besse est une étape devenue obligatoire qui, à chaque été où l’on passe par le Puy-de-Dôme, nous voit débarquer avec la même envie de dévorer tout ce qui peut se faire de sportif ; une station où, anecdote au passage, j’ai appris à skier tout môme (deuxième étoile d’un coup s’il vous plaît). Cette année, après une gentille rando familiale de mise en train de sept bornes vers la chapelle Notre-Dame de Vassivière (nous avons descendu le chemin de croix en imaginant avec admiration la galère toute pleine de dévotion et de contrition que vivent les croyants qui courageusement l’emprunte dans le sens inverse), nous avons, Mattéo et moi, loué deux VTT à assistance électrique pour nous casser les pattes dans les ornières des forêts environnantes, accéder au belvédère qui domine le divin lac Pavin, descendre le puy de Montchal debout sur les freins, faire une pause sur les crêtes de la plaine des moutons et rendre les machines les bras en miettes et le sourire aux lèvres. Comment monter à nouveau sur un vieux clou de trente ans d’âge après une telle expérience ?…
Et ce soir, un moment de grâce très personnel. Nous sommes dans le Cantal, près du lac de Lastioulles, il est tard et le reste de la famille est déja à l’horizontale dans le van ; je m’apprête de mon côté à coucher ces quelques lignes dehors, sous les étoiles, une flasque de scotch à distance raisonnable au cas où un coup de froid viendrait à me surprendre. J’ai un casque sur les oreilles et j’écoute une compilation de vieux morceaux de reggae car Mattéo m’en a donné l’envie en imitant un rasta fatigué (d’où sait-il que les rastas fument des tarpés et porte des dreadlocks ?…) juste avant d’aller se planquer dans son perchoir y dévorer un manga. Quelques morceaux passent alors que commence ma prose et j’entends les premières mesures d’un son qui instantanément m’électrise d’une décharge émotionnelle comme rarement. La mémoire auditive est hallucinante car mon cerveau n’a eu besoin que de quelques notes pour se mettre en alerte, pour figer mes mains qui tricotaient sur le clavier, et pour quasi m’empêcher de respirer ; quelques notes et pourtant…
Cette chanson, dont j’étais tombé amoureux dans l’instant à la première écoute, cela faisait très précisément quarante ans que je la cherchais, quatre décennies qu’elle me hantait, 14600 jours (environ…) que je me la fredonnais comme on se rappelle le sourire d’un amour fugace et silencieux ; impossible de connaître son interprète ou son titre, elle n’est jamais passée à la radio (ou alors sur une FM obscure de Kingston) ; j’étais même allé jusqu’à chantonner ce titre à un vendeur de la FNAC, ce qui m’avait valu un lourd moment de solitude ; un titre fantôme dont j’étais arrivé à me demander si je ne l’avais pas tout bonnement inventé en mixant divers morceaux entendus il y a quarante ans. Et là, dans ce camping du nord Cantal, elle me tombe dessus comme un gain à la loterie nationale. Et me colle quelques gentilles larmes de bonheur.